vendredi 4 mars 2011

Et pendant ce temps là, j'essaie d'être libre

Hier soir à Beaubourg, nous avons visité "L'usine de films amateurs" de Michel Gondry. Cette installation est accessible à tous gratuitement. Il s'agit d'un studio de cinéma reconstitué, où l'on peut venir en groupe réaliser un court-métrage suivant des règles précises : 3 heures pour découvrir les lieux et les accessoires, écrire le scénario et choisir les acteurs, et enfin tourner. Vous repartez ensuite avec le DVD du chef d'oeuvre. Plusieurs décors sont disponibles : une forêt, une tente de SDF dans un terrain vague, un commissariat de police et sa cellule, un bar, un vidéo-club, un appartement avec salon, cuisine et chambre, un intérieur de métro / RER... Le tout dans une atmosphère vaguement 70's (pas d'aujourd'hui en tout cas) avec meubles en formica, couleurs et imprimés improbables, vieille Renault 5 garée devant le bar, et foisonnement d'objets vintage (DramaKing et moi on en aurait bien piqué quelques-uns). Un tournage se préparait lors de notre visite, et l'endroit bruissait des discussions, cris et rires de gens excités comme des mômes à l'idée de se costumer, de jouer, de raconter une histoire "pour de vrai".
Outre le caractère magique de la balade au cœur de décors de cinéma (et de Paris, puisque l'installation joue aussi sur l'interaction intérieur / extérieur, à travers les grandes vitres de la Galerie Sud de Beaubourg), le concept et l'ambiance nous ont comme régénérés. Créez, même avec rien, ou pas grand-chose, en peu de temps, soyez libres, lancez-vous, balayez les hésitations et faites-vous plaisir, tel est le message généreux de Michel Gondry. Nous sortons de là ravis et légers.

Ensuite chez DramaKing, nous regardons les informations. Un reportage de France 24 me suffoque : des Libyens ordinaires, en jeans et baskets, dans le désert, sans entraînement ni équipement (quelques armes, des téléphones portables comme seul moyen de liaison entre les différents "bataillons"), se battent de dunes en dunes contre les chars et les bombardements du dictateur. La lutte semble tellement inégale, ce sont des civils, des amateurs, ils n'ont que leur courage, leur volonté d'être libre, est-il possible qu'ils ne se fassent pas massacrer ? Autre information : en Côte d'Ivoire, 6 femmes qui manifestaient pacifiquement leur soutien à Alassane Ouattara sont abattues par des soldats pro-Gbagbo.

Je repense à cette émission de Raphaël Enthoven sur France Culture, "Les nouveaux chemins de la connaissance", qui portait vendredi dernier sur l'idée de guerre juste (podcast de l'émission).

On trouve deux notions essentielles dans cette théorie, la première étant celle de "Jus ad bellum", les règles qui définissent à quelles conditions l'entrée en guerre est juste. Ces règles sont les suivantes :
- une juste cause
- une décision prise par une autorité légitime responsable de l'ordre public international
- des intentions droites (le rétablissement de la paix, et non la poursuite d'intérêts spécifiques)
- la guerre comme dernier recours (avoir épuisé toutes les autres options)
- des chances raisonnables de réussite dans un temps court et ne pas causer plus de dommages qu'une non-intervention
- la proportionnalité des moyens employés (pas d'utilisation de l'arme atomique).
La première de ces règles pose question : comment déterminer qu'une cause est juste ? Ni la Libye ni la Côte d'Ivoire n'ont commis de crime d'agression, défini en 1974 par les Nations Unies comme "l'usage de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l'intégrité territoriale ou l'indépendance d'un autre Etat", et qui serait pour certains le seul cas de figure justifiant une intervention internationale. Non, tout se passe à l'intérieur.

Ici surgit l'autre notion de la guerre juste, le "Jus in bello", qui détermine les règles de comportements pendant la guerre à partir de deux principes : la discrimination (distinguer les combattants des non-combattants) et la proportionnalité (minimiser les effets collatéraux de la violence comme ses effets directs en termes de destructions de biens matériels ou de vies humaines). L'idée étant d'éviter le "bain de sang", qu'avait promis et que met en œuvre Khadafi (tout comme Gbagbo d'ailleurs).

Ainsi, le cas d'une force publique s'en prenant avec une violence extrême à sa propre population en piétinant ses droits fondamentaux, ne respectant pas dans "ses guerres internes" les principes de discrimination et de proportionnalité, et perdant par conséquent toute légitimité morale, constitue-t-il une cause juste d'entrée en guerre contre cette force ? Pour résumer, le "Jus in bello" peut-il venir au secours du "Jus ad bellum" contre l'accusation d'ingérence ?

Faut-il intervenir en Libye, en Côte d'Ivoire, mais aussi en Corée du Nord ou à Gaza ? Aurait-il fallu intervenir contre Hitler dès 1933, date de la première étape du processus de la Shoah, la définition des Juifs, qui sera suivie  rapidement par leur expropriation, leur concentration, et enfin leur destruction (processus décrit ainsi par Raul Hilberg dans La destruction des Juifs d'Europe) ?
En outre, on l'a vu, la juste cause ne suffit pas. Comme j'exclus qu'il puisse y avoir la moindre discussion diplomatique avec un fou sanguinaire tel que Khadafi, il semble bien que l'intervention militaire soit la seule issue (4ème condition). Mais la 2ème condition, celle d'une décision prise par une autorité légitime responsable de l'ordre public international, paraît loin d'être remplie : pas d'unanimité à ce jour entre les Etats membres de l'ONU.  La 3ème condition (avoir comme seule intention le rétablissement de la paix) aussi est sujette à caution : le contrôle du pétrole libyen ne serait-il pas le véritable motif d'entrée en guerre contre le régime Khadafi ? Enfin, la 5ème condition, notamment le fait de ne pas provoquer plus de dommages en intervenant qu'en n'intervenant pas pose la question suivante : serait-ce vraiment rendre service aux combattants de leur apporter un soutien militaire explicite ? Quelles seraient ensuite les contreparties exigées ? Les Libyens ne risqueraient-ils pas de se voir "voler" leur révolution et leur souveraineté future ? Quelles seraient les réactions des autres peuples arables ?

Je n'ai pas de réponse évidemment. Juste un sentiment d'impuissance et d'insignifiance qui contraste ironiquement avec le "soyez libres" de Gondry que je cherche à faire mien.