dimanche 24 octobre 2010

Généalogie (4) : Nanou

Nous sommes en mars 1947. A 40 ans, Marianne vient d’accoucher d’un septième enfant. C’est une fille, Anne, dite Nanou.

Une semaine après sa première visite à la Villa, Marianne déjà n’avait plus de doutes. Elle a toujours su très rapidement lorsqu’elle était enceinte. Pas à cause des nausées ou de la fatigue, elle n’a jamais ressenti ce genre de symptômes. Non, c’est de ses seins gonflés, de l’odeur particulière de ses sécrétions intimes, de son désir sexuel encore plus impérieux, qu’elle tire sa certitude.
Plus tard, elle en informe Simon et l’homme de la Villa. Ils savent qu’elle ne se trompe pas. Rien n’est décidé. Pendant toute la grossesse de Marianne, l’étrange ménage à trois se poursuit. Elle donne et prend du plaisir avec cet homme, qui la paie. Elle raconte tout à Simon au cours de séances épuisantes. Le rituel est toujours le même. Nue, cuisses écartées, les poignets attachés aux montants du lit, Marianne répond aux questions de Simon qui exige toujours plus de détails. Un dialogue tissé d’un vocabulaire cru et explicite s’instaure entre ces deux taiseux. Ils ne se sont jamais autant parlé. Puis Simon détache Marianne, quitte la chambre et s’en va fumer une pipe devant la maison. Restée seule, Marianne se caresse, jouit et s’endort en pleurant.
Elle grossit si peu que son état ne devient visible qu’au bout de six mois. L’accouchement est difficile. Marianne est à bout de nerfs et de fatigue, le bébé se présente par le siège. Elle n’a jamais autant souffert pour mettre au monde un enfant. Cette épreuve fait taire définitivement les ardeurs de son corps. A 40 ans, Marianne décide de devenir une vieille femme. Elle se flétrit d’un seul coup, comme une fleur privée d’eau.
L’homme de la Villa n’a d’autre choix que d’accepter cette décision, cette retraite, cette mise à mort volontaire de tout ce qui a fait Marianne telle qu’il l’aime. Car il l’aime, comme il n’a jamais aimé, comme il n’aimera plus jamais. Il ne reviendra plus à Saint-Raphaël. Il ne se mariera pas, n’aura pas d’enfants. Il verse un capital à Marianne qui met toute la famille à l’abri du besoin. Il constitue une rente à Nanou. Il enverra une somptueuse couronne toute de fleurs rouges à la mort de Marianne en 1996. Il s’éteindra quelques mois plus tard, et Nanou héritera des reliquats de sa fortune en même temps que du poids des secrets.

Simon ne s’est jamais posé la question de l’ascendance de Nanou. A près de soixante ans, il se sent avec cet enfant, le septième, père pour la première fois de sa vie. Sous le regard ébahi de Marianne, il change Nanou, la baigne, lui donne à manger, joue et gazouille avec elle, lui fait faire ses premiers pas. Plus tard, il s’occupera de l’amener à l’école, ira la rechercher, lui fera réciter ses leçons. Il soigne les bobos, éloigne les cauchemars de la nuit, a toujours un bonbon dans la poche, un nom doux à la bouche, « ma toute petite », des genoux qui tressautent en cadence, et l’enfant qui rit en criant à dada ! Avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, Simon invente et met en pratique le concept de « nouveau père ». Les frères et la sœur se mettent au diapason de cet amour immense et déraisonnable de Simon pour Nanou. Ils la cajolent, la gâtent, ils lui passent tout.
Marianne quant à elle, pressent au-delà des caprices et des minauderies d’enfant trop choyée, une intelligence et une soif de connaissances qui les dépasseront rapidement. Nanou est positivement nulle en couture, ne veut pas manger, agit en peste avec ses frères et sœur, est consciente de l’impunité offerte par son père, se montre parfois en proie à des colères blanches effarantes de violence. Mais par-dessus tout, Nanou aime lire, avec voracité. Alors Marianne l’abonne à « Lisette », et ne lui refusera jamais la dépense d’un livre. Elle a compris que les mots écrits seuls peuvent apaiser sa fille.

Marianne a intensément habité son corps. Nanou en revanche ne vit que par la pensée. Lorsqu’elle a ses règles pour la première fois, elle sait parfaitement de quoi il est question. Et ça la révulse, ça la révolte, cette condition féminine animale, archaïque, aberrante, ce sang qui coule sans discontinuer de la partie de son corps qu’elle s’obstine à ignorer.
Elle va au collège et au lycée. Elle fait partie des quelques 15% de sa classe d’âge qui obtiennent le baccalauréat. « Avec mention », précisent ses parents avec fierté. Elle entre à l’Ecole Normale pour devenir institutrice. Elle pourrait viser plus haut, mais c’est déjà beaucoup pour Marianne et Simon. Elle les quitte pour s’installer à Nice, où elle obtient son premier poste.
Mai 68 : Nanou a 21 ans. Elle coupe très courts ses cheveux tressés. Elle a l’air d’une amazone. Elle est vierge et déterminée à le rester. Elle est à la fois en lutte et sur la réserve. A elle seule, son père a raconté les horreurs de la Grande Guerre. Elle a découvert le syndicalisme et le marxisme, mais elle se méfie de la geste révolutionnaire. Entre deux AG, elle continue à vivre dans son monde de livres, maintenant son corps et celui des autres à distance.

jeudi 14 octobre 2010

Généalogie (3) : Marianne et Simon

Passée l’allégresse de la Libération, les difficultés matérielles subsistent. Jean et Claude, âgés de 14 et 12 ans, sont partis aux Enfants de Troupe. Mais il en reste encore trois à la maison. Rosette, 13 ans, commence à aider sa mère à la couture. Michel n’a que 8 ans. A 10 ans, Marcel est constamment malade, « il lui faut une nourriture saine et variée » a dit le docteur. Alors Simon reprend le chemin du Golf. Les riches sont de retour, ce ne sont plus forcément les mêmes mais ils apprécient toujours autant son air matois et sa finesse d’esprit. Les pourboires sont généreux, insuffisants toutefois pour couvrir toutes leurs dépenses.

Un jour, l’un des clients insiste pour ramener Simon chez lui, en automobile ! Une splendide Packard Super Eight, un convertible coupé de 1938 aux chromes étincelants, tout blanc, de la carrosserie aux cuirs intérieurs, et jusqu’aux pneumatiques. Le véhicule s’enfonce à roues feutrées dans le chemin qui conduit à la maison que Marianne et Simon ont réussi à acheter juste avant la guerre. L’homme est aussi « smooth » que sa conduite. Tout de crème, beige et blanc vêtu, sauf un foulard rouge noué à la diable autour du cou. C’est un événement. Marianne et les enfants sont sortis sur le perron pour contempler l’extraordinaire. Simon s’extrait péniblement du piège de cuir. L’homme est déjà dehors, il jette rapidement un regard autour de lui, le vaste jardin broussailleux, la maison, grande mais sans charme, il trouve rapidement ce qu’il cherche, il se fige. C’est elle, Marianne, qu’il voulait voir. Il n’avait entraperçu qu’une silhouette fugitive, une fois qu’elle était venue chercher Simon au Golf. Il avait posé des questions, plus ou moins discrètement. On lui a vanté sa beauté, sa débrouillardise, son don pour la couture. Il se le rappelle fort opportunément, juste à cet instant : « Dites Simon, j’ai un costume là, qu’il faudrait reprendre. J’en ai besoin pour après-demain, un rendez-vous à Monaco. J’ai entendu dire que votre femme, Madame, vous pensez que… », dit-il en s’adressant enfin à elle avec un sourire qu’il espère à la fois engageant et innocent. Marianne ne dit rien évidemment. Simon non plus. Le silence s’installe. Les enfants n’osent pas bouger. L’homme va se rétracter, remonter vite vite dans sa voiture, s’en aller, la queue entre les jambes, le petit facteur corse aura triomphé du Parisien beigeasse et arrogant... « Bien sûr, Marianne viendra demain chez vous. ». Il a dit ça Simon, d’un ton détaché et supérieur, et l’homme n’a plus qu’à se retirer en bredouillant ses remerciements. Il a obtenu ce qu’il voulait. Il n’en conçoit aucune gloire, aucune fierté, c’est tout juste s’il pense au plaisir à venir.

Les enfants se sont égaillés sitôt l’inconnu parti. Marianne et Simon ont continué à se défier du regard pendant quelques minutes. Simon a haussé imperceptiblement les épaules. Marianne a tourné les talons, s’est enfoncée dans l’obscurité de la maison.

Il allume une pipe, s’assoit sur les marches. Ces derniers mois ont été difficiles. Le manque d’argent. La santé de Marcel. Lui-même ne s’est pas senti bien vaillant. Il a du prendre sa retraite, il ne pouvait plus assurer ses tournées. La pension est maigre, ils ont englouti toutes leurs économies dans la maison, ils n’ont plus un sou devant eux. Surtout, l’entente physique qui les a soutenus Marianne et lui pendant toutes ces années, eh bien, l’âge se fait sentir, il a près de soixante ans bon sang ! Et elle, elle veut toujours, il sent son corps tendu rôder autour de lui, il ne sait plus répondre à son désir, alors il ne fait plus que la frapper, et ils font semblant tous les deux d’y trouver leur plaisir. Il la voit se consumer, il ne veut pas qu’elle se dessèche, sa belle, sa merveilleuse Marianne, qu’il a tenue vivante, chaude et palpitante entre ses bras, elle est jeune encore, tellement plus jeune que lui ! Il la vend, c’est vrai, à ce gandin, ce fils de famille qui a eu la bonne idée de résister et pose maintenant au héros, dans sa voiture et ses costumes immaculés. Simon avait surpris son regard sur elle, au Golf. Marianne était vive et gaie ce jour là. Simon attendait la suite, il était sûr qu’elle viendrait, et sa décision était prise. Il n’a eu aucune hésitation. Le silence, c’était juste pour faire sentir à l’autre qu’il reste le maître. 

Marianne ira donc demain à la Villa, la plus belle, la plus grande du bord de mer. Elle prendra soin de ne pas se faire voir. Il faudra veiller à maintenir les apparences. Elle fera tout ce que l’autre lui dit. Deux heures, pas une minute de plus, rajustement compris. Elle prendra l’argent. Elle reviendra à la maison et poursuivra ses tâches quotidiennes. Elle devra répondre aux questions de Simon, ne rien lui cacher, surtout pas sa jouissance. Car il sait qu’elle jouira. Le fils de famille a une sacrée réputation. Pendant qu’il énonce ses ordres, la nuit dans leur chambre, Simon se met à bander très fort. Cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps. Il est homme, tout-puissant à nouveau. Il baise Marianne, dans les larmes, la colère et la jubilation. Il la traite de putain et la sent s’ouvrir un peu plus à chaque fois. Ce seront leurs dernières étreintes.

mercredi 13 octobre 2010

Il y a des soirs

Il y a des soirs où je me sens particulièrement misérable.
Guettant un signal qui ne viendra pas.
Incapable de sortir de moi-même.
La preuve.
Fatiguée sans parvenir à aller me coucher.
Fumant comme une cheminée, malgré ces douleurs dans mon dos.

Il faudrait pourtant que l'ivresse m'assomme.
Peur du sommeil.
Je lis. J'écoute du jazz à la radio. Je fume. Je ne veux pas m'étendre dans mon lit.
Mes yeux se fermeraient sans doute.
Sur ma tristesse et ma solitude.

Il y a des soirs où mon cocon douillet ne m'est d'aucun réconfort.
Mes enfants ne sont pas là. Je ne peux pas aller les regarder dormir en pleurant.

Il y a des soirs où je suis privée de cet apaisement.
Je fume et je bois.
Je ne mange pas. Je suis mal fichue, je ne garde rien.

Il y a des soirs où je me vautre dans le désespoir.
Mon cœur se serre avec volupté.
Je suis enveloppée de douceur et d'amertume.
Je regarde la nuit avancer. Je la défie. Sur son terrain. Chiche que tu te retireras avant moi.
Elle finira par céder au jour. Moi je l'ai déjà vaincue à plusieurs reprises.
Le corps protestera. Je l'écouterai peut-être.
Je l'aime bien. Il me sert avec courage et dévouement. Je lui demande toujours plus d'efforts.
Il n'est plus si jeune, le pauvre.
J'ai lu qu'on pourrait dans quelques dizaines d'années se maintenir éternellement en bonne santé. Et aussi que les ordinateurs allaient prendre le pouvoir sur l'humanité. Je me demande si mon propre ordinateur écrira mes mots à ma place.
J'ai lu beaucoup de livres ces derniers jours. Je sais que dans une semaine je ne m'en souviendrai plus.
Je suis trop vorace, je ne retiens rien. J'ai été trop longtemps sevrée. Et là, je me goinfre, je me gave jusqu'à l'indigestion. Ce que je ne peux pas manger, je le lis.
Parfois je guette les signes d'Alzheimer chez moi. Je me dis que ce sera ma punition.
Pour avoir trop voulu de la vie, pour avoir été perpétuellement insatisfaite, pour avoir souhaité arrêter le temps, pour avoir détesté mes insuffisances.

Il y a des soirs où je laisse les mots courir et mon corps et mon cœur avoir mal.

Il y a des soirs où je me laisse aller.
Je suis un bon petit soldat, je me reprendrai demain.
Je paierai ma fatigue, les trop nombreuses cigarettes, le vin rouge, les mots qui dansent dans ma tête et ce solo de saxophone en pleine nuit.
Je paierai avec mon ventre gonflé, mes traits tirés, ma gorge douloureuse, mes tempes battantes.
J'établirai un programme strict pour la journée que je me ferai un devoir de respecter à la lettre.
Je me dirai : "Ce soir je me couche tôt."
Je n'en ferai rien.

Il y a des soirs où je me fais ma révolution toute seule sur mon canapé.
Une toute petite révolution qui ne concerne que moi.
Juste me couper du monde. Une bonne fois pour toutes. Cette nuit. Toute la nuit. Et un peu demain matin aussi.
Oser dire que je veux avoir la paix. Rester chez moi à lire, écrire, boire et fumer. Ne plus jamais en sortir. Pas de contraintes, pas de responsabilités. Quitte à ne pas exister, autant que ce soit pour de bon. Je ne vous demande rien, ne me demandez rien.

Il y a des soirs où je suis tellement moi que je ne me reconnais pas.

lundi 11 octobre 2010

Généalogie (2) : Marianne et Simon


Après la guerre, Simon a repris son métier initial de facteur. Cela aussi permet l’intégration rapide du couple dans la petite commune varoise. Sombre et taciturne dans le privé, Simon se fait dans l’exercice de sa profession, sociable, souriant, presque charmeur. Marianne quant à elle s’est découvert un talent : la couture. On lui confie robes et costumes à reprendre, à tailler, bientôt à inventer, pour des occasions spéciales, mariages, baptêmes, premières communions… Elle ne prend pas cher, et elle fait des miracles avec rien.

L’un dans l’autre, Marianne et Simon s’en sortent. Ils gagnent peu, mais dépensent encore moins, et économisent sou à sou de quoi acheter un logement. Ils sont connus, appréciés et respectés. Ils forment une équipe aux ambitions modestes, mais réalistes. Et dans cette solidarité née du malheur, ils ont appris à s’aimer. Longtemps après la mort de l’enfant, Simon n’a pas osé toucher Marianne. Il n’est pas pour autant retourné voir les filles. Il s’est débrouillé comme il pouvait. C’est Marianne un soir qui l’a attiré à elle. Leurs étreintes ont pris une autre tournure. La brutalité de Simon s’est nuancée de tendresse, elle est désormais plus érotique que maladroite. Marianne peut s’abandonner enfin, laisser libre cours à cette sensualité que Simon avait devinée brûlante. Faire l’amour est leur seule distraction, mais ils s’y adonnent avec passion. En-dehors du lit, ils se parlent toujours aussi peu, si ce n’est pour discuter des affaires courantes. Mais ils s’effleurent constamment, échangent des sourires et des regards, et ne se lassent pas de ce jeu secret de séduction.

Le résultat ne se fait pas attendre : entre 1930 et 1937 naissent cinq enfants, quatre garçons et une fille. Marianne adore être enceinte, et elle l’est presque tout le temps pendant cette période. C’est sa revanche sur la mort de son tout-petit. Enceinte, elle devient vraiment belle. Son désir de Simon est plus animal aussi, mais lui n’en a plus peur. Il goûte désormais l’exceptionnelle qualité de leur relation. Les grossesses à répétition puis la présence bruyante des enfants et le souci de pourvoir à leurs besoins n’altèrent pas les ardeurs du couple. Marianne se montre plus astucieuse encore dans la gestion du quotidien. Et pour arrondir les fins de mois, Simon fait parfois le caddie au Golf de Saint-Raphaël. Serviable sans être obséquieux, discret ou disert selon le besoin, il est souvent sollicité par les clients. Les hommes politiques, écrivains et artistes sont nombreux dans cette décennie à choisir la petite station balnéaire comme lieu de villégiature. Certains d’entre eux, adeptes du golf, réclament « leur » caddie à chaque séjour.

Dès que nés, les enfants grandissent presque par inadvertance. Le père est bourru, absent, les gamins le craignent même s’il élève rarement la voix. La mère est efficace et pragmatique. On dirait qu’elle a épuisé toute sa tendresse maternelle dans les pleurs de la mort de son premier-né. Marianne et Simon sont centrés sur eux-mêmes, sur leur couple. Les garçons, Jean, Claude, et Michel le dernier, né en 1937, sont envoyés aux Enfants de troupe dès l’âge de 12 ans. Ils devront, en échange de la gratuité de leur formation, donner à l’issue de celle-ci au moins cinq ans à l’armée française. La fille, Rose (que l’on appelle Rosette), sera couturière comme sa mère. Marcel, le quatrième de la fratrie, est le seul garçon gardé à la maison en raison de sa santé fragile. Passionné de littérature, il entrera à l’Ecole Normale et deviendra professeur de français.

La guerre à nouveau. A 50 ans et père de cinq enfants, Simon n’est pas mobilisé. Il hésite entre le soulagement et un sentiment tenace d’inutilité. La débâcle de 40 le renforce dans sa conviction de l’absurdité du fait militaire. Il n’aime pas Pétain, qu’il classe parmi les matamores qui les ont envoyés, ses camarades et lui, se faire massacrer pour leur propre gloire. Il n’aime pas davantage ce de Gaulle sorti de nulle part qui prétend poursuivre la lutte. Mais il aime encore moins les Allemands, et Hitler en particulier, auquel il voue une haine féroce depuis qu’il a eu connaissance des autodafés organisés par les nazis. Bien que Simon ne lise quasiment pas, sinon le journal de temps en temps, il a un respect immodéré pour la chose écrite. Les nazis deviennent ses ennemis personnels. Il résiste donc, dès 1940, avec prudence toutefois et dans la mesure de ses moyens : il transmet des informations et des documents, parfois des armes. Mais il a été très clair : pas question de prendre davantage de risques, en particulier si cela doit impliquer Marianne et les enfants. Ils ne cacheront personne chez eux, et lui n’interviendra pas plus directement sur le terrain. Cette activité modeste de résistance vaudra cependant à Simon d’être placé tout en haut de la liste noire nazie pour la commune de Saint-Raphaël, moins d’une semaine avant le débarquement de Provence le 15 août 1944.

Est-ce à cause de la guerre, des cauchemars qu’elle réveille chez lui ? Marianne ne tombera plus enceinte, malgré la constance maintenue de leurs rapports. Cela les sauve, certainement. Même si Saint-Raphaël n’a pas été touché dans les premières années de guerre, la période est difficile sur le plan matériel. En dépit de toute son ingéniosité, Marianne peine parfois à rassembler de quoi nourrir toute la famille. Elle se prive au profit des siens, et perd les kilos accumulés au cours de ses nombreuses grossesses. A l’issue de la guerre, elle est une femme de trente-sept ans à la silhouette et aux traits aiguisés, usée, comme patinée par la souffrance, le labeur et l’inquiétude. Mais soutenue par la flamme érotique qui l’anime toujours à l’égard de son mari, elle est plus séduisante que jamais.

jeudi 7 octobre 2010

Généalogie (1) : Marianne et Simon


Elle a 20 ans en 1927, elle est pratiquement née avec le siècle nouveau. Elle est assez jolie, moins belle, dit-on, que sa sœur aînée, mais c’est mieux finalement, plus sûr. La sœur, la fantasque, l’éclatante, la merveilleuse, est partie avec un pêcheur que nul ne connaissait, et personne n’en a plus jamais entendu parler.

Elle, Marianne, attend sagement. Elle aide au ménage, à la cuisine, au bar de ses parents, à Bastia. Elle sait qu’elle ne doit pas espérer grand-chose : peu d’argent dans cette famille, la dot ne sera pas fameuse, et elle ne possède pas ces attraits qui sont pour un homme comme autant de promesses irrésistibles.

Alors quand son père accorde sa main à cet homme, elle n’a pas d’autre choix que d’accepter. Il a 18 ans de plus qu’elle, il vient d’Ajaccio, ils n’usent pas du même langage, le français leur sert à se comprendre, mais de toute façon ils ne se parlent pas. Il s’appelle Simon, elle aime ce prénom, c’est plutôt bon signe. Elle se le répète plusieurs fois par jour dans sa tête, dans la courte période qui sépare la demande du mariage : « Simon et Marianne », « Marianne et Simon ». Ca sonne bien.

Le mariage est réussi, gai. Oh bien sûr, son mari ne l’a pas fait danser, mais il avait fière allure, avec son costume militaire et ses décorations. C’est qu’il s’est battu lors de la Grande Guerre, il a fait Verdun. Il a été gazé d’ailleurs, mais il n’en parle jamais. Beaucoup de jeunes sont morts alors bien sûr, la différence d’âge entre elle et lui, c’est assez inévitable, il en est ainsi de beaucoup de couples à cette époque. Une aubaine pour ceux qui s’en sont sortis ? A voir. Lui s’inquiète de la sensualité de sa femme, qu’il est seul à avoir décelée. Il a souri aux grivoiseries qui les ont accompagnés jusqu’à la chambre de leur nuit de noces. En réalité, il redoute le moment de se retrouver seul avec elle.

Ça ne se passe pas bien. Il est brutal, maladroit. « La petite » (c’est comme ça qu’il la nomme en son for intérieur, avec cette tendresse qu’il ne lui témoigne jamais) a eu mal, elle pleure, elle ne comprend pas. On ne lui a pas dit, on ne lui a pas expliqué, on ne l’a pas prévenue. Et lui ne sait pas faire autrement. Il n’a jamais su. Il n’a eu que des filles de bordel prises rapidement, les femmes lui font peur, il n’aime pas se sentir aspiré par elles, par leur désir, il pense que c’est ainsi qu’elles pompent l’énergie vitale des mâles, alors il décharge vite et violemment, et se détourne aussitôt.

Elle a quelque chose pourtant Marianne. Une façon de se donner dans la douleur qui l’intrigue et le touche. Mais Simon ne cède pas.

Un premier enfant vient au monde un an après le mariage. La joie de Marianne est immense. Elle reporte sur son fils tout son amour blessé, sa tendresse inassouvie. Simon a raison : elle est sensuelle. Elle ne cesse de flairer, humer, toucher, palper ce petit bout d’homme qui est ce bout d’elle. Elle donne le sein avec facilité et ravissement. Rien n’est plus beau, plus troublant que le spectacle du désir repu du bébé et de la mère après la tétée.

Quand un matin Marianne découvre l’enfant sans vie, elle devient folle. Elle le berce sans fin en chantonnant dans toutes les pièces de la maison. Simon est désemparé devant cette détresse qui le dépasse, qui dépasse en intensité toutes les détresses qu’il a pu rencontrer au cours de la guerre. Après l’enterrement, Marianne cesse de pleurer. Elle se comporte normalement, vaque à ses occupations quotidiennes. Mais elle parle le moins possible, et ne sourit plus jamais. C’est un fantôme, un épouvantail froid et raide.

Simon décide alors de quitter Ajaccio et d’aller s’établir sur le Continent, dans le Sud toujours, au bord de cette Méditerranée qu’il aime tant. Il se dit que le changement leur fera du bien, et puis on les regarde de travers ici. La douleur persistante de Marianne ne suscite plus la compassion mais l’incompréhension : il n’est pas rare après tout de perdre un enfant, encore moins un nourrisson ; et puis elle en aura d’autres, c’est allé vite après le mariage, et elle est jeune. La fixité de son regard, son visage fermé, son mutisme font peur : Marianne a-t-elle vraiment retrouvé toute sa raison ?

Sur le Continent, chez les Français, tout est beaucoup plus compliqué. Mais Simon a eu raison. Marianne se sent mieux. Dans cet environnement hostile qu’elle ne maîtrise pas, elle est obligée de réagir.