Nous sommes en mars 1947. A 40 ans, Marianne vient d’accoucher d’un septième enfant. C’est une fille, Anne, dite Nanou.
Une semaine après sa première visite à la Villa, Marianne déjà n’avait plus de doutes. Elle a toujours su très rapidement lorsqu’elle était enceinte. Pas à cause des nausées ou de la fatigue, elle n’a jamais ressenti ce genre de symptômes. Non, c’est de ses seins gonflés, de l’odeur particulière de ses sécrétions intimes, de son désir sexuel encore plus impérieux, qu’elle tire sa certitude.
Plus tard, elle en informe Simon et l’homme de la Villa. Ils savent qu’elle ne se trompe pas. Rien n’est décidé. Pendant toute la grossesse de Marianne, l’étrange ménage à trois se poursuit. Elle donne et prend du plaisir avec cet homme, qui la paie. Elle raconte tout à Simon au cours de séances épuisantes. Le rituel est toujours le même. Nue, cuisses écartées, les poignets attachés aux montants du lit, Marianne répond aux questions de Simon qui exige toujours plus de détails. Un dialogue tissé d’un vocabulaire cru et explicite s’instaure entre ces deux taiseux. Ils ne se sont jamais autant parlé. Puis Simon détache Marianne, quitte la chambre et s’en va fumer une pipe devant la maison. Restée seule, Marianne se caresse, jouit et s’endort en pleurant.
Elle grossit si peu que son état ne devient visible qu’au bout de six mois. L’accouchement est difficile. Marianne est à bout de nerfs et de fatigue, le bébé se présente par le siège. Elle n’a jamais autant souffert pour mettre au monde un enfant. Cette épreuve fait taire définitivement les ardeurs de son corps. A 40 ans, Marianne décide de devenir une vieille femme. Elle se flétrit d’un seul coup, comme une fleur privée d’eau.
L’homme de la Villa n’a d’autre choix que d’accepter cette décision, cette retraite, cette mise à mort volontaire de tout ce qui a fait Marianne telle qu’il l’aime. Car il l’aime, comme il n’a jamais aimé, comme il n’aimera plus jamais. Il ne reviendra plus à Saint-Raphaël. Il ne se mariera pas, n’aura pas d’enfants. Il verse un capital à Marianne qui met toute la famille à l’abri du besoin. Il constitue une rente à Nanou. Il enverra une somptueuse couronne toute de fleurs rouges à la mort de Marianne en 1996. Il s’éteindra quelques mois plus tard, et Nanou héritera des reliquats de sa fortune en même temps que du poids des secrets.
Simon ne s’est jamais posé la question de l’ascendance de Nanou. A près de soixante ans, il se sent avec cet enfant, le septième, père pour la première fois de sa vie. Sous le regard ébahi de Marianne, il change Nanou, la baigne, lui donne à manger, joue et gazouille avec elle, lui fait faire ses premiers pas. Plus tard, il s’occupera de l’amener à l’école, ira la rechercher, lui fera réciter ses leçons. Il soigne les bobos, éloigne les cauchemars de la nuit, a toujours un bonbon dans la poche, un nom doux à la bouche, « ma toute petite », des genoux qui tressautent en cadence, et l’enfant qui rit en criant à dada ! Avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, Simon invente et met en pratique le concept de « nouveau père ». Les frères et la sœur se mettent au diapason de cet amour immense et déraisonnable de Simon pour Nanou. Ils la cajolent, la gâtent, ils lui passent tout.
Marianne quant à elle, pressent au-delà des caprices et des minauderies d’enfant trop choyée, une intelligence et une soif de connaissances qui les dépasseront rapidement. Nanou est positivement nulle en couture, ne veut pas manger, agit en peste avec ses frères et sœur, est consciente de l’impunité offerte par son père, se montre parfois en proie à des colères blanches effarantes de violence. Mais par-dessus tout, Nanou aime lire, avec voracité. Alors Marianne l’abonne à « Lisette », et ne lui refusera jamais la dépense d’un livre. Elle a compris que les mots écrits seuls peuvent apaiser sa fille.
Marianne a intensément habité son corps. Nanou en revanche ne vit que par la pensée. Lorsqu’elle a ses règles pour la première fois, elle sait parfaitement de quoi il est question. Et ça la révulse, ça la révolte, cette condition féminine animale, archaïque, aberrante, ce sang qui coule sans discontinuer de la partie de son corps qu’elle s’obstine à ignorer.
Elle va au collège et au lycée. Elle fait partie des quelques 15% de sa classe d’âge qui obtiennent le baccalauréat. « Avec mention », précisent ses parents avec fierté. Elle entre à l’Ecole Normale pour devenir institutrice. Elle pourrait viser plus haut, mais c’est déjà beaucoup pour Marianne et Simon. Elle les quitte pour s’installer à Nice, où elle obtient son premier poste.
Mai 68 : Nanou a 21 ans. Elle coupe très courts ses cheveux tressés. Elle a l’air d’une amazone. Elle est vierge et déterminée à le rester. Elle est à la fois en lutte et sur la réserve. A elle seule, son père a raconté les horreurs de la Grande Guerre. Elle a découvert le syndicalisme et le marxisme, mais elle se méfie de la geste révolutionnaire. Entre deux AG, elle continue à vivre dans son monde de livres, maintenant son corps et celui des autres à distance.